Je suis encore là
en ce matin indistinct
à siroter mon café
assis de force
devant un miroir déformant
détournant les yeux
de l'image qu'il me renvoie
Perplexité
Attente
Impuissance
Pendant ce temps
le Mal - absolu -
aura effectué dix tours de la Terre
en changeant chaque fois
de visage
d'uniforme
de mode opératoire
dans "l'art" d'exterminer
La dernière gorgée du café
a un goût de cendres et de sang
***
Je suis toujours là
vivant je crois
si peu vaillant
"Être ou ne pas être"
n'est plus ma question
Il y a plus inquiétant
Une interrogation
qui me brûle les lèvres
et que j'ose à peine formuler :
Me suis-je trompé
d'humanité ?
***
Est-ce moi qui parle ainsi ?
Oui
c'est moi
pessimiste à mes heures
honteux de l'avouer
Il y a ce Mur
devant moi
dressé depuis des lustres
inébranlable
Je croyais savoir
de quoi il est fait
et maintenant je ne sais plus
Pire
je ne veux pas savoir
L'envie seule
de m'y cogner la tête
jusqu'au crac final
l'anéantissement
Moquez-vous mes frères
Que le dernier mot
revienne
à la bêtise et l'ignominie !
Je suis las
de vous
de moi
De ce qui prétendument
nous unit
et nous oppose
Je suis las
de la bienséance
du juste milieu
et de la corde raide
Des précautions que je m'inpose
pour ne pas vous blesser
Je suis las
de l'identité
une et indivisible
que l'on nous a collée au dos
dès la naissance
comme un matricule de prisonnier
De la religion obligée
qui va avec
sans contestation possible
de ses fondements
ou son utilité
pour la santé de l'esprit
et le salut du corps
De la patrie
et son folklore universel
drapeaux
hymnes
martyrs providentiels
ennemis à la clé
héréditaires ou acquis
Des musiques
et chansons du cru
qui doivent impérativement
nous bercer
nous arracher des larmes
De leurs paroles insipides
qu'il nous faut assimiler
à de la haute poésie
De la cuisine
du même cru
que nous ne pouvons ingérer
qu'extasiés
et répéter tels des perroquets
qu'elle est
non pas une des...
mais la plus raffinée du monde
De la famille
et ses joies grégaires
Ses meurtres tantôt symboliques
tantôt crapuleux
Ses liens d'un sang douteux
et ses soirées d'ennui
Je suis las
des amitiés incertaines
Plus de serments que de preuves
et la hantise de la désaffection
pour un désaccord sur le sexe des anges
un mot de trop
un simple oubli
Las
des perfidies de la tour de Babel
et de l'effondrement général
de la langue
Des phrases sans sujet ni verbe
de l'oxymore
de l'onomatopée
du palimpseste servi à toutes les sauces
Las
des bouches en cul-de-poule
qui ne libèrent de la parole
qu'un filet de vent fétide
Des voix creuses
affectées
qui ne montent pas des tripes
des organes de référence :
foie, couilles, utérus
et autres sièges du souffle
Je suis las
de "ce que l'on doit savoir"
décrété
par de nouveaux faiseurs d'opinion
analphabètes
sauf de chiffres indéchiffrables
tours de passe-passe
et ficelles de rhétorique
Las
de l'arrogance des puissants
et de la résignation des faibles
Des miettes de liberté
zestes de dignité
rogatons
fonds de bouteilles
et lots de consolation
périmés
Las
des révoltes sans lendemain
où les jeunes deviennent vite vieux
sinon blasés
- ce qui revient au même -
ratiocinent
comme les politiciens abhorrés
et confient leur sort
aux araignées de la Toile
Je suis las des sauveurs
et des sauvés
Du déluge
et de l'arche
De la colombe immaculée
et de l'oiseau de malheur
Du berger équarrisseur
et du troupeau aveugle
Las
de la pornographie partisane
Des suivis et des suiveurs
Des imposteurs
et des dindons de la farce
Des ambitions
illégitimes par définition
Las
du droit divin du plus fort
Des grandes gueules élues
grosses têtes couronnées
émirs de bas étage
chefs de bandes et petite frappes
affairistes de la chose publique
et privée
Tous
et même toutes
sangsues
mortellement accrochées
au totem du pouvoir
Je suis las des guerres "justes"
et des paix larvées
Des couleurs suspectes du diable
et des lumières aveuglantes du bon dieu
De la barbarie
s'aggripant
à une autre barbarie
pour mieux assurer le naufrage
Las
de ne pouvoir défendre
de l'humain
réellement humain
que le rarissime
le presque miraculeux
Îlots de bonté
à la merci des ouragans
Paroles prophétiques
tournées en dérision
mises au rebut
Visages énucléés de la noblesse
orphelin
Je ne reconnais plus rien
Elle m'est devenue étrangère
Je suis las
de la conquête de l'espace
de l'exploration du cerveau
et du génome
Des prouesses technologiques
et de l'intelligence artificielle
Du village planétaire
et de la Société immorale
irresponsable
des nations
Je ne vois
que ce qui crève les yeux
et le cœur
si tant est qu'ils gardent encore une fonction :
le pillage
le mépris de la vie
le génocide collectif
l'organisation de l'amnésie
Je ne vois
que les images préenregistrées
de l'Apocalypse
celles qui voyageront
sans destination
dans le vide sidéral
Je le répète :
je suis las
de vous
de moi
De ce qui prétendument
nous unit
et nous oppose
Ma lassitude ne résout rien
ne propose rien
n'arrête rien
n'inaugure rien
n'enseigne rien
Ce n'est que de la lassitude
mais sans maquillage
à l'état pur
sans ajout ni conservateur
Une potion que j'ingurgite
au quotidien
tard la nuit
avant d'éteindre
Va !
De cette lassitude aussi
peut-être me lasserai-je
Peut-être
******
Ces poèmes sont extraits du recueil "Le Principe d'incertitude", édité par
Clepsidre /