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Gil JOUANARD : Ma vie ...  La vie ...

   Pour parodier, en l’infléchissant, le vers fameux de Louis Aragon, je dirai, ou plutôt j’écrirai : « La vie est un étrange et fabuleux mélange ».
La mienne commença sur les chapeaux de roues, avec une guerre mondiale, un père résistant, des parents divorcés, la faim, la solitude et l’oppressante inhibition et donc, par la peur, puis par l’inquiétude, puis par le manque (de nourriture et de sécurité affective aussi bien que sociale).

 

   Un : tandis que le père se dévoue en secret à la « cause nationale » et à celle de la liberté (secret que l’on craignait, je m’en souviens d’autant mieux qu’on me l’a redit souvent par la suite, que je divulgue par maladresse, à l’âge que j’avais), survinrent les terrifiants bombardements qui, alors que j’avais six ans, nous étaient infligés par ceux que j’étais incompréhensiblement invité à considérer comme nos alliés et nos libérateurs.
 

   Deux : aussi infidèle, du point de vue matrimonial qu’il avait « été fidèle et brave, du point de vue de l’héroïsme patriotique, le susdit père trompe ma mère avec une autre femme. Mère intransigeante et cruellement offensée autant que blessée : divorce.
 

   Trois : enfance miséreuse jusqu’à l’âge de neuf ans, fort mal nourrie et soumise au régime extravagant de celle, d’existence, d’une mère tumultueuse, aventurière, neurasthénique, délivrée des principes d’extrême retenue que lui avaient imposés une enfance sans enfance. Mère qui, partant dans tous les sens, me confie aux soins d’un père bon mais rongé au jour le jour par un travail usant, tandis qu’elle part en Amérique y retrouver un hypothétique second mari, qui ne le sera finalement pas, puis en trouve un, Allemand celui-là, et m’emmène, à onze ans, vivre dans une bourgade réactionnaire et pesamment rurale de la Hesse.
 

   Quatre : adolescence rêveuse, dissidente (mais sans esclandres, par simple retrait continu vis-à-vis de l’école et, en général, de la vie au jour le jour. Toujours ailleurs. Mal parti pour survivre, mais aussi pour éviter soit la délinquance, soit le désastre social aussi bien qu’affectif et même psychologique.
 

   Cinq : sans diplômes ni argent, mû probablement par les séquelles comportementales héritées de l’exemple maternel, départ insensé pour Paris, avec les risques inhérents à mon incapacité à y faire quoi que ce soit qui m’eût permis d’y assurer ma survie.
 

   Six : mariage extravagant, du genre carpe et lapin, avec les complexités inhérentes à cette situation (alors qu’une première et intense expérience amoureuse m’avait placé en orbite autour de l’astre torride et nébuleux de l’amour fou).
 

   Sept : en rupture de drapeaux et de discipline militaire, me mets en très sérieux danger d’être non seulement sanctionné avec la plus extrême des sévérités, mais aussi condamné à finir mes jours prématurément au sein d’un « bataillon disciplinaire ». chappe au pire, grâce à mon habileté comportementale et au laxisme inattendu de chefs magnanimes. Mais y ayant couru de très gros risques, je me considère presque comme un rescapé (pour la deuxième fois, après les bombardements qui me privèrent de mes deux petits voisins, lesquels y avaient perdu la vie à cinq et sept ans).
 

   Huit : tout le reste à l’avenant (débrouillardise professionnelle grâce au parti que je sus tirer d’improbables facilités d’écriture, mais aussi du savoir très large et peu ordinaire accumulé, hors scolarité, grâce à une pratique intensive de la lecture et l’usage d’une mémoire aussi fiable que coordonnée et dotée d’un sens certain de l’à-propos --sans doute dû une fois de plus à l’héritage maternel, puisque ma mère, scolarisée de six ans à huit ans et demi, sut pourtant y acquérir un sens de l’orthographe qui n’a jamais cessé de m’étonner, dû, probablement, à la lecture assidue et méticuleuse du journal ; sans compter le fait qu’elle apprit à se débrouiller en anglo-américain en un an de séjour aux Etats-Unis et maîtrisa l’allemand de façon stupéfiante dès la deuxième des dix années qu’elle passa dans le pays de son second mari).
 

   Neuf : deuxième, puis troisième amour fou, qui finirent chaque fois par céder à mon incapacité, pathétique, à assumer les contraintes et obligations d’une vie à deux, mais aussi à celles d’une vie sociale que nous dirons normale (malgré une incompréhensible réussite, par étapes nullement ordinaires, sur le plan professionnel).
 

   Dix : enfin, au terme de voyages incessants, de déménagements, d’aventures, de rencontres (dont certaines prestigieuses), de délires scripturaux, fin de l’errance et des romanesques tribulations : ultime amour fou, mais cette fois le bon, l’âge ayant gommé mes nuisibles particularités, sans doute à mettre sur le compte d’une caractérologie proche de la caractériologie. Et, point d’orgue au terme du final de cette symphonie fantastique, retour au point zéro de mon parcours terrestre, à quatre cents mètres de mon impasse natale et à vingt pas de la rue où je vins, de neuf à douze ans, toujours en avance, puisqu’avant l’ouverture de la porte principale, m’évader sur place, assis au pupitre qui me tenait lieu de Santa Maria, lancé dans un rêve au long cours.
 

   Et c’est ainsi que la vie est un mélange, plus ou moins étrange et plus ou moins inattendu, d’aléas, de vicissitudes, de dispositions naturelles et d’avatar circonstanciels plus faits de hasards que de nécessité.
 

   Je n’ai choisi de décortiquer mon cas d’espèce qu’afin d’inviter chacun à en faire de-même, car, même si sa vie à lui ou à elle lui parait ordinaire, simple, monotone le cas échéant, je lui suggère de s’engager dans une exploration karstique de ses abysses personnels. Ils n’y rencontreront peut-être ni des sirènes ni des vouivres, ni des êtres fabuleux, ni même le Graal ; mais le pire qui puisse leur arriver, c’est d’y être, nez à nez, brusquement confronté à ce lui-même ou cette elle-même qu’on l’a habitué(e) à occulter dès le premier B, A : BA. Si ce n’est dès la première « risette » à Maman ou à Papa.
 

   Peut-être ai-je simplement acquis mon indépendance durant les neuf premiers mois de mon existence terrestre, que je passai à hurler à grands cris, nuit et jour, sans raison apparente. C’était donc prématurément mon étrange et douloureux divorce, celui dont tout a peut-être découlé.

 

(Avignon, ce 6 mars 2018).

Tag(s) : #Récit
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