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Gil JOUANARD : EUGÈNE, MENHIR AU PIED D'ARGILE.

 

   Cette complexité, qui détermine la spécificité de l’animal humain d’une façon générale, vient chez certains d’entre eux confiner au paradoxe. C’est ce caractère ou tempérament paradoxal qui, poussé à l’extrême, donne les caractériels de toute trempe. C’est lui aussi qui sous-tend la nature de presque tous les artistes et d’absolument tous les poètes.
 

   Que Guillevic (qui détestait son prénom, Eugène, sans doute parce qu’il lui avait été non pas donné, mais imposé par cette mère si peu aimante, et en retour si peu aimée) ait poussé jusqu’à l’extrême la logique de cette dichotomie interne, cela suffit à désigner à la fois la persistante gravité de sa blessure d’enfance et la nature obstinée de son esprit de contradiction.
 

   Fait d’argile tendre, il aimait se faire passer pour un bloc de granit droit issu des chaos de Huelgoat ; charmeur comme peu de ses semblables, il se plaisait à dire qu’il était moche (ainsi que sa tendre génitrice n’avait cessé de le lui répéter durant son enfance) ; adepte résolu de la brièveté, il ne savait a contrario résister aux tentations de la graphomanie (jusqu’à écrire trop, quoique de façon fulgurante…) ; convivial, il avait cependant acquis la réputation de parler sans cesse de lui (j’en fis l’expérience lorsque, cherchant à le faire témoigner au micro de France Culture à propos de son ami Follain, je dus m’y reprendre à plusieurs fois pour le forcer à parler de celui-ci et non pas exclusivement de lui-même !) ; libre d’esprit et n’ignorant rien des vicissitudes de la vie au sein du « Paradis Communiste », il restait accroché au « Parti » comme bernicle à son rocher (pis encore : écrivant et publiant une grotesque « Ode à Staline » !).
 

   En fait, Eugène était fragile, comme une boule de granit ou de basalte qu’une veine de fluorine ou un éclair de grés traverse et menace de faire exploser au moindre choc. Et cette fragilité comptait pour beaucoup dans l’affection qu’on lui portait. Pour ma part, bien qu’il fût mon aîné de trente ans, je ne pouvais m’empêcher d’endosser, face à lui, la panoplie de l’adulte confronté à un enfant.
Mais, quand il s’agit d’un poète, l’on n’a que faire de l’être social ; seule importe la poignée de textes lumineux ou contondants qu’il nous a délivrés. Comme la plupart d’entre nous, Eugène aura écrit et publié quantité de textes sans importance (seul Baudelaire échappe peut-être à cette fatalité, et encore…). Mais ceux qui importent, qui font que quelque chose se noue en nous à leur lecture, ceux-là sont suffisamment nombreux et suffisamment décisifs pour que l’auteur de Terraqué et de Carnac (ses deux chefs-d’œuvre) vienne émarger au registre des voix qui comptent dans cette débauche de poétisme qui s’empara de notre langue et de notre « culture » entre 1870 et 1960.

 

   Loin du lyrisme déclamatoire d’Aragon, loin de la sentence énigmatique de Char, loin même de l’objectale saisie d’éclats d’instants où Reverdy excella, loin du doucereux Eluard, mais tout près de Follain, il nous a rapproché des choses, des lieux et des moments d’anodine fulgurance et d’éblouissante lueur où quelque chose de la trame de notre vie ordinaire vient affleurer et laisser entendre que quelque chose se passe au revers de l’apparence.
 

   On n’userait pas sans légitimité du terme de « sens (ou d’instinct) du sacré », s’agissant de la poésie de Guillevic. Sur ce mystique athée (proche, sans l’avoir revendiqué ni même peut-être su, des grands métaphysiciens naturalistes du t’chan chinois), ou plus exactement agnostique, la religion n’exerçait apparemment aucune emprise ; et ce n’est pas lui qui serait allé collecter les perles de l’argot ecclésiastique, contrairement au maître de Canisy. Mais le sacré était enchâssé dans la pulpe et l’épiderme du monde ; il était ce qui désigne l’énigme dont tout procède, visible et invisible inextricablement entremêlés.
 

   Alors, quand il se trouvait bien centré au cœur de sa langue économe, humble et précise, cet anti-lyrique, ce non-élégiaque, ce non-prophète arrachait à son granit quelques éclats comme ces deux-ci :

L’armoire était de chêne
Et n’était pas ouverte.

Peut-être il en serait tombé des morts,
Peut-être il en serait tombé du pain.

Beaucoup de morts.
Beaucoup de pain.

**

Assiettes en faïence usées
Dont s’en va le blanc.

Vous êtes venues neuves
Chez nous.

Nous avons beaucoup appris
Pendant ce temps.

 

   Ces deux éloges de la vie ordinaire n’en sont pas moins l’occasion de deux échappées mentales du côté de la dubitative métaphysique taoïste, ou mieux encore de celle du bouddhisme t’chan ; une légère brise vient y apporter des effluves de l’objectale saisie du sacré areligieux qui anime les quatrains de Wang Wei (dont Eugène ne savait pourtant pas grand-chose). Il est moins surprenant d’y entendre aussi l’écho de la fausse simplicité d’un Jean Follain et même cette sensibilité au lexique matérialiste et concret d’un Francis Ponge (lequel en revanche, contrairement à Follain ou à Wang Wei et, donc, à Guillevic, ignore ou néglige superbement toute hypothèse de questionnement métaphysique).
 

   Et comment ne pas frissonner devant ce simple constat qui vient donner à une expression courante et banale une soudaine et dramatique portée, où le désespoir résigné sonne comme le vide d’un glas sans emphase :

LA VIE AUGMENTE


Quand on nous dit :
La vie augmente, ce n’est pas

Que le corps des femmes
Devient plus vaste, que les arbres

Se sont mis à monter
Par-dessus les nuages,

Que l’on peut voyager
Dans la moindre des fleurs,

Que les amants
Peuvent des jours entiers rester à s’épouser.

Mais c’est, tout simplement,
Qu’il devient difficile
De vivre simplement.

Gil JOUANARD : EUGÈNE, MENHIR AU PIED D'ARGILE.
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