(pour saluer Matta)
Tu laisses la nuit t'envahir
tu sais
que la nuit a toujours
un sexe inouï
qu'elle ouvre les bras
comme on ouvre les yeux
qu'elle exubère
tu sais qu'elle sue
tu sais qu'elle suinte
oui
tu t'y entends
pour faire pleurer la sève
pour faire
perler les lèvres
tu t'y entends
pour mettre le monde en nage
Tu laisses la nuit t'envahir
tu consens
au grand enchevêtrement
au grand engloutissement
c'est un hymne
aux vertèbres flottantes
c'est le parfait tumulte de ton cœur
Tu laisses la nuit t'envahir
tu avances nu-pieds
dans l'œuf de l'œil
tu prends la main du vide
tu t'y accroches
tu laisses le mystère
descendre sur nous
lentement lentement
on dirait que tu incises
la peau du temps
on dirait que tu fais danser
les grands transparents
Tu laisses la nuit t'envahir
tu pénètres l'invisible
tu écoutes
au plus chaviré
la foulée de l'univers
tu ne laisses jamais
le silence
prononcer le dernier mot
Tu laisses la nuit t'envahir
je lis untitled 1938
mais ce pourrait être
le 64 janvier 24030
ou même
le 199 septembre 456008
car tu es le maître
des fausses pistes
tu sais bien que la terre
est suspendue à un clou
c'est le pôle nord
selon les Esquimaux
tu es le pèlerin du doute
tu ne fais confiance qu'au vent
Tu laisses la nuit t'envahir
comme si tu traçais
l'autoportrait du mouvement perpétuel
tu détiens
les plus belles armes du monde
la mitrailleuse à giffles
le couteau sans manche ni lame
allez
éveille encore
les puissances du désordre
Tu laisses la nuit t'envahir
tu entends tinter
ces fleurs de rêve
que Rimbaud a fait éclater
dans son Enfance
c'est le bonheur du vrai chant
c'est la goutte noire
de Mercure
qui passe devant le Soleil
c'est un iris tendu
au fond du gouffre
Tu laisses la nuit t'envahir
tu aimes entrer nu
dans la coulée originelle
tu es né
pour lâcher
les freins du ciel
tu plonges ton index
quelque part dans l'univers
et tu en ressors
dix mille étés
pour rêver à voix haute
en semeur d'incendies
Tu laisses la nuit t'envahir
tu poses tes lèvres
sur la première étoile
là
où viennent puiser
les lucioles
tu es prêt
à déshabiller la mort
in Le désespoir n'existe pas éditions Gallimard, 2010
et poche nrf / Poésie / Gallimard, décembre 2015