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Gil Jouanard : Écho lointain du premier amour...

(inédit du carnet de 2009)

Monsieur Roux, brave homme, directeur d’école de son état et en ce temps-là responsable de la colonie de vacances de la ville d’Avignon, m’avait, autour de cinq heures du matin, surpris, un genou à terre et ma main sur le front de la jolie monitrice que je venais de réveiller, comme convenu la veille avec elle, car nous devions aller avec deux autres camarades prendre le car pour La Mure et y passer notre jour de congé hebdomadaire. A dix-neuf ans et demi, j’étais son préféré parmi les animateurs des Francs et Franches Camarades du Vaucluse : étant bon interprète et même enseignant improvisé de chants traditionnels et de danses folkloriques de l’Europe entière, il voyait en moi l’élément le mieux susceptible de prendre le relais, d’ici quelques années, dans l’ordre de la militance résolument laïque et républicaine de l’éducation artistique et culturelle populaire.


Jacqueline, âgée de dix-sept ans et demi, était de son côté une pure merveille de la nature, dont tout mâle tombait éperdument amoureux dès le premier regard. L’interprétation par mes soins, dans la chambre des quatre monitrices où nous étions venus, mes trois camarades garçons et moi, qui étais moniteur chef, veiller une ou deux heures entre moniteurs, d’une brunette du XVIIIe siècle (« N’oubliez pas votre houlette, Nanette,/ Quand vous irez au bois ») avait été cause de la douce inclinaison de sa jolie tête en direction de l’une de mes épaules, qu’elle était venue orner d’une façon qui ne permit à aucune des personnes présentes de douter du succès de ma subtile, et à demi innocente, parade amoureuse.


Toujours est-il que, étant surpris dans une posture pourtant anodine, nous fûmes sottement soupçonnés par le vieux pédago d’avoir « fait le pire ». Il me fit part de sa déception ; je lui rétorquai qu’il se méprenait ; il ne voulut rien savoir et nous consigna à la colo par crainte que nous profitions de ce congé pour commettre l’irréparable, à savoir : que l’adolescente revînt enceinte chez ses parents ! J’eus beau lui dire que ses soupçons étaient injustifiés et que, même, ils me décevaient, il resta ferme. Je ne dis plus rien, rejoignis la merveille des merveilles, et lui proposai, puisque nos copains étaient déjà partis, navrés, et que le car les avait emportés, que nous allions à pied dans la luxuriante campagne du Trièves, marcher, rêver, nous embrasser, découvrir plus intimement le nouvel engouement que nous éprouvions l’un pour l’autre.


Alors, main dans la main, nous traversâmes Château Haut, l’un des deux hameaux constitutifs de la commune de Tréminis, passâmes devant une scierie, et nous engageâmes sur la route en lacets descendant à Château Bas, le second hameau, distant de peut-être deux kilomètres.
Et ce fut une matinée fabuleuse, faramineuse, digne des plus romantiques visions que nous a offertes la filmographie universelle.
La brume qui se dissipait lentement descendait avec nous dans la vallée, tandis qu’une orchésographie digne de celle de Toinot d’Arbeau (l’auteur de « Belle qui tiens ma vie captive dans tes yeux », alors mon tube préféré) nous accompagnait de sa verve ornithophonique. Nous ne cessions de nous embrasser en marchant que pour marcher en nous embrassant. Puis nous tombâmes dans l’herbe haute d’un champ dont la pente glissait insensiblement jusqu’au ruisseau qui, tout en bas, par-delà la route, scintillait en fredonnant du Franz Schubert. Et là, j’entrai dans ses yeux noisettes, j’habitai ses lèvres entrouvertes, je caressai tout ce que notre pudeur commune m’autorisait à investir, du cou au nombril, continuer plus bas m’ayant alors paru prématuré (je ne voulais surtout pas passer pour le trousseur de jupons que mes charmeuses attitudes pouvaient laisser supposer ; je tenais à ce que cet amour naissant, parti pour durer mille ans et sans doute davantage, ne s’engageât pas sur des bases douteuses et ne risquât de se dévaloriser pour simplement avoir cédé à une pulsion que notre époque ne savait, de surcroît, pas encore maîtriser au moyen des précautionneuses méthodes contraceptives qui se sont depuis largement popularisées…).


Ce que nous nous dîmes, entre les rafales de baisers qui nous laissèrent la bouche en feu, je ne le sais plus au mot près ; mais il y était question de jamais, de toujours, d’immortalité, de voyages lointains, d’éternité, de mille choses insensées, qui nous montaient spontanément aux lèvres depuis le souvenir que nous avions, l’un et l’autre, des films de Marcel Carné, de René Clair et de quelques autres ; elle était l’Anne et moi le Gilles des Visiteurs du soir, et je lui chantais Démons et merveilles, ainsi que Le tendre et dangereux visage de l’amour ; notre bonheur se nourrissait de ces amours malheureuses.


Nous finirions par en rejoindre la fatale tonalité, deux ans plus tard, constatant par là même, à notre tour, qu’en effet Il n’y a pas d’amour heureux et que Le vent efface sur le sable les pas des amants désunis.
Cela avait culminé le jour où, toujours à Tréminis, un autre après-midi de congé, nous nous étions assis côte à côte sur une prairie en pente. La pluie survint, bruine, puis averse ; et pas un seul instant nous ne songeâmes à interrompre ce moment miraculeux, qui dura peut-être deux heures, où nos deux visages ne parvenaient pas à se séparer l’un de l’autre tandis que tout ruisselait autour de nous et sur nous-mêmes. J’étais fou et elle croyait aussi l’être, emportée par mon élan.

La vie passa par là. Sans concessions, sans pitié. La vie, telle qu’en elle-même.

(Istanbul, ce dimanche décembre 2009).

Tag(s) : #Récit
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