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Gil JOUANARD : Jacques Réda

 

(Texte écrit pour le présenter, lors d'une rencontre avec le public, à la bibliothèque de Poissy)

   Le père de Jacques Réda était marchand de cycles. Fidèle aux arcanes et aux principes induits par une telle hérédité, notre homme n’eut de cesse, une fois parvenu à l’âge adulte, de cependant grimper avec effort dans la hiérarchie du deux roues, et se fit remarquer tôt comme adepte du vélomoteur.
 

   Dénué de tout esprit monomaniaque ou partisan, il prit tôt le parti d’adhérer, d’abord en amateur, puis en semi professionnel, à la confrérie des usagers de l’autobus, dit aussi bus, de l’autocar, dit aussi car, du métropolitain, dit aussi « métro », et enfin à celle des pratiquants du chemin de fer, et de leur véhicule fétiche, le train, l’autorail, la micheline, puis le TGV.
 

   Il y fit certaines découvertes qui ne manqueront pas d’influencer les voyageurs du futur, comme celle qui consiste à choisir de préférence de s’installer dans un compartiment dans le sens le mieux adapté à la découverte du paysage, celui de l’avancée, qui est aussi celui de la marche, celui qui permet de le voir arriver, venir à nous, au lieu d’assister à son départ progressif.
 

   Longtemps, il combina les charmes et les commodités proposés par ces différents modes de locomotion ; et l’œil exercé d’un témoin aurait pu, sans coup férir, le voir à l’aube quitter son domicile, modeste mais propre et rangé, et se diriger, à bord de son engin qu’il chevauchait ainsi que Galaad (encore que d’aucuns prétendent qu’il le faisait plus volontiers à la manière de Gauvin, détail insignifiant car tout esprit libre de préjugés admettra qu’il aurait aussi bien pu le faire à la façon de Lancelot du Lac ou de Perceval le Gallois) , se diriger, disions-nous, vers quelque gare métropolitaine, s’y orienter du côté des « lignes de banlieue » et s’embarquer dans la perspective espérée de quelque discoverta des terrae incognitae de la Seine-et-Marne, de la Seine-et-Oise, poussant parfois jusqu’à cette Seine qui s’admettait encore Basse en ce temps-là, ou même jusqu'au début de la plaine germano-polonaise, qui commence à peu près à Mourmelon.
 

   La chronique de ces grandes découvertes nous est conservée dans divers incunables portant les titres de Hors les murs, L’Herbe des talus, Le sens de la marche, pour ne mentionner que trois de ces ouvrages savants, authentiques portulans dont tout marcheur, pédaleur ou moto-ambulant digne de ce nom aura depuis longtemps fait son manuel de chevet.
 

   C’est toutefois à pied qu’il effectua les plus riches et les plus significatives de ses découvertes de l’Ici-bas qui nous tient lieu à la fois de socle et de cadre environnemental. Et, de tous les marcheurs, Jacques Réda, descendant prestigieux d’une lignée de Bourguignons et de Lombardo-Piémontais, est sans doute celui qui nous décilla le plus opportunément et de la façon la plus constante face aux menus plaisirs que nous réservent les coins, leurs comparses les recoins, mais aussi les fissures, les interstices, les panoramas, les lignes de fuite, les matins brumeux, les soirs évanescents, les tiges et les sépales, les pétales et les étamines, les grappes et les herbes parasites.
 

   Sur deux pieds ou sur deux roues, il fut et restera à jamais, dans la littérature de langue gallo-romano-germanique, plus même que Léon-Paul Fargue, l’emblème et l’archétype du marcheur et du pédaleur de grand vent, l’érudit baguenaudeur parisien. Il est, si l’on veut, l’Homo ambulensis, le flâneur d’élite, le déambulateur matois, le scrutateur maniaque, plus endurant que Jean Follain, et plus curieux de diversité que Huysmans, autres illustres batteurs de pavés parisiens, plus attentif au réel que le baroudeur Cendrars, moins paresseux que Jean-Jacques Rousseau, plus urbain dans le choix de ses itinéraires que l’insecte piéton que fut Jacques Lacarrière, moins limité dans ses choix topographiques que l’Helvète marcheur en plaine Gustave Roud.
 

   En outre, il partage avec ces éminents personnages le privilège de savoir lire et écrire de façon ultra-singulière, personnalisée, et non télégraphique, aptitude qui caractérisa longtemps les sujets d’élite de l’espèce humaine, celle d’avant l’ère de la communication, où règne le versant indigent de la langue.
Et il va vous le prouver, de sa voix mâle et assurée, qui ne mâche pas plus ses mots qu’elle ne les marmonne ou ne les mange, oun encore ne la solennise, ainsi que font certains poètes lorsqu’ils sont invités à lire en public.

 

   Ecoutez-le, écoutons-le, assis, bien à l’aise sur ces sièges qui constituent peut-être la prothèse la plus résolument humaine, celle qui permet d’aller très loin en faisant du sur-place, tandis que lui s’en va, sous nos yeux, à la vitesse fulgurante de ses mots.
 

   Comme on disait à Anquetil dans la montée du Ventoux, dans ma jeunesse : « Vas-y, Jacques ! »

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