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   Prenons l’Homo Sapiens-Sapiens durant cette période de quelque deux cent mille ans où, son mode de communication étant devenu la parole et donc le langage, il commença à prendre l’ascendant sur la totalité de ses cousins de plus en plus éloignés, Primates comme lui, en maîtrisant diverses techniques de survie et en s’inventant des instruments, outils et armes sans cesse plus sophistiqués. Et tâchons d’imaginer comment il vivait, et quelles étaient les idées qui commencèrent à lui monter à la tête, au moyen de cette échelle encore fragile dont les mots constituèrent, l’un après l’autre, les degrés.


   Réduisons l’échelle en ne le considérant qu’à partir du moment où, ayant quitté depuis longtemps la savane, il se répandit, outre-Sinaï, des bouches du delta persique au piémont de l’Anatolie, puis, de là, jusqu’à la pointe du Raz et même jusqu’aux tourbières du Connemara.
Mieux encore : prenons un échantillon de cette humanité fraîche sortie des ténèbres de la semi-inconscience et ayant déjà entrepris de diversifier ses façons d’être, d’habiter, de se nourrir, de cohabiter et d’échanger ses intuitions, ses découvertes, ses soucis, ses outils, ses codes, ses expériences. Nous choisirons celui qui trouva son ultime refuge dans cet espace compris entre les Pyrénées et la Méditerranée, au sud, la Somme et les Ardennes au nord, le Rhin, le Jura et les Alpes à l’est, l’inconnu bouillonnant ou étale à l’ouest. Prenons-le, cet échantillon, à cet instant de son Histoire que l’on baptisa, du nom d’une grotte du sud-ouest, « Magdalénien » (ce qui signifie très exactement : « datant de l’époque où vécurent ceux dont les vestiges ont été retrouvés dans l’abri de La Madeleine, en Périgord »).
Son habitat, pas encore entièrement dégagé de l’emprise du Grand Glacier, le faisait se confiner dans des îlots de relative abondance où le gibier, y trouvant lui aussi les moyens de sa subsistance, abondait, avec sa viande, sa peau, ses os, sa crinière, ses défenses, ses vertèbres, toutes choses bonnes à grignoter ou à transformer en toutes sortes d’autres choses bien utiles.

 

   Des mots, il en avait certes déjà un stock non négligeable ; mais fi de la syntaxe, de la grammaire, de l’orthographe ; parfois, c’est même à demi-mot qu’on devait échanger les avis sur le temps (généralement frisquet) ou sur les pistes d’aurochs succulents (mais, quand on en avait repéré une, la tendance devait être plutôt à l’occultation et le mensonge dut faire, de façon toute naturelle, son apparition : « Oui, oui, ils sont partis par-là… », alors qu’ils étaient allés de l’autre côté. Malin comme un singe parvenu à l’avant-dernier stade de son évolution post-tchatcheuse (il ne lui restait plus qu’à écrire au poinçon la Geste de Gilgamesh et le tour serait joué).
 

   D’ailleurs, qu’est-ce que ces quelques poignées de chasseurs-cueilleurs frigorifiés avaient à se dire, et disposaient-ils seulement d’un lexique adéquat et compatible des gorges du Verdon à la vallée de la Vézère ? C’est à voir, mais rien n’est moins sûr. Ce n’était du reste pas très grave car on pouvait rester des jours sans croiser une autre bande de dépenaillés hagards et affamés. Quand cela se produisait, il faut bien savoir que c’était dix ou vingt d’une côté, vingt ou dix de l’autre. Pas de nation, pas de peuple, pas de tribu même ; tout juste une horde, une harde, une meute, un clan, une famille, quoi. Alors, il se peut que les beaux parleurs un peu rebouteux de la bande à Bonot fassent assaut gestuel ou borborygmal de loquacité et d’emphase pagnolesque avec ceux de la bande à Capone (« Si vous l’aviez vu, ce mammouth ! Une vraie montagne ; des défenses comme ça, un barrissement qu’on entendait à soixante-douze mille pas ; et on te vous l’a lardé de coups de pieux, puis dépecé, dépiauté, édenté, fait rôtir et tout quoi… Des comme ça, vous n’en verrez sans doute jamais, parole de Magdalénien ! »). Les autres se regardaient avec un sourire entendu : « Tè, vé, encore un qui ne tardera pas à construire le Vieux Port et à le boucher avec les cadavres de sardines en boîte… ».
 

Tout ça, bien sûr, en traduction simultanée, car le patois de la Vallée des Merveilles et du col de Tende n’était pas tout à fait le même que celui de Brassempouy.
Enfin, on se séparait, chacun partant au hasard ou en suivant le trajet que le papé leur avait autrefois signalé comme privilégié par ces saloperies de rennes qui n’arrêtaient pas de fuir vers la Scandinavie, sous prétexte que le climat ne faisait rien que de virer sans cesse plus au doux (il faut savoir que le renne, contrairement au Magdalénien, préférait la neige éternelle, les rivières gelées, le blizzard à toute autre sorte d’avatar climatique ; c’est comme ça, les rennes : ça a le froid polaire dans le sang).


   Les savants savants estiment qu’ils étaient quelques (mettons trois ou quatre) dizaines de milliers de quidams, répartis en gangs frisant la redoutable consanguinité, de Menton à Biarritz et du col du Perthus à Marvejols. Et un jour ils virent arriver du sud, de l’est, mais pas encore du nord, des ribambelles d’éleveurs, vaguement cultivateurs, qui te leur mirent tout ça, cette belle nature luxuriante, au cordeau, muret par-ci, huttes par-là, menhirs et dolmens en veux-tu en voilà. Ce fut la première grande vague de migration d’Espagnols, de Portugais et d’Italiens, peut-être même de pré-Numides de l'Atlas. On s’arrangea, couci-couça. On se mit au goût du jour. On finit par oublier les pistes d’animaux qui avaient du reste disparu du secteur. On se mit à la bèche, à la serpe. Et encore, on n’avait pas tout vu, car un jour « Ils » se mirent à déferler, épée longue de Hallstatt puis de la Tène au poing, avec leurs tonneaux, leurs araires, leurs casques ailés, leurs braies serrées aux chevilles, leur idiome incompréhensible, que l’on dut pourtant apprendre à comprendre, puis à parler.

   Bref, il n’y avait plus qu’à attendre César (hélas, pas celui de Raimu). Et la Gaule devint banlieue éloignée de Rome, puis, tant qu’elle y était, mérovingienne, wisigothique, franque.
Les Magdaléniens n’avaient pas trouvé leur Jeanne d’Arc. On fit sans, comme d’habitude.

C’est ça, l’Histoire.

 

 

 

Tag(s) : #Humeurs
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